Tout se passe dans l'ombre. Très loin des grèves paralysantes, des réformes conquérantes, des rapports flamboyants. Dans des entreprises qui emploient des millions de femmes et d'hommes sans jamais crever la surface de l'actualité. C'est un mouvement insidieux, venu de la révolution numérique, qui pourrait mettre sur le flanc des milliers d'entre elles, plus silencieusement que la chute d'activité qui a suivi la crise financière de 2008.
Numériser l'ensemble des relations
Pour saisir le risque, il faut revenir à la lumière des grandes entreprises. Ces dernières années, nombre de grands groupes ont été rudement secoués par la concurrence de nouveaux acteurs qui ont profité des canaux de l'économie numérique. Que l'on pense au groupe AccorHotels face à la centrale de réservation Booking.com et aux logements proposés par Airbnb, ou à l'onde de choc créée par Amazon dans le commerce de détail, ou aux fintech dans la banque.
Après un certain désarroi, les grands groupes ont vigoureusement réagi. Leur riposte externe a été très visible : ils ont racheté toute une série de start-up, tenté de cantonner les autres, monté des projets concurrents. Mais, dans le même temps, ils ont accéléré en interne, et donc plus discrètement, leur réorganisation. Ils numérisent non plus seulement des ventes ou les déclarations Urssaf, mais aussi, peu à peu, l'ensemble des relations avec leurspartenaires.
38 % de sceptiques
Ce n'est pas vraiment neuf. Dans l'automobile ou l'aéronautique, cela fait belle lurette que les donneurs d'ordre passent commande auprès de leurs fournisseurs par des systèmes d'EDI (échange de données informatisé). Mais ce qui est nouveau, c'est que ces systèmes autrefois propriétaires sont de plus en plus souvent ouverts, et surtout qu'ils se généralisent dans tous les secteurs. La vague est d'autant plus forte que certaines applications d'intelligence artificielle (IA) permettent d'aller beaucoup plus loin dans l'optimisation de la chaîne de production, et donc des relations clients-fournisseurs, avec des gains spectaculaires à la clef. Adieu, le coup de fil au commercial !
C'est ici que réapparaissent les PME. Car, en la matière, elles sont en situation de faiblesse. Pour celles qui marchent, la priorité absolue du moment est de trouver à recruter. Pour les autres, le numérique n'est qu'un ennui de plus - en restant poli. Une Une enquête auprès de patrons de PME et d'ETI (les PME ont de 10 à 249 salariés, les ETI de 250 à 5 000) réalisée par la banque bpifrance montre l'ampleur du défi. La moitié d'entre eux estiment que l'impact du digital ne sera pas majeur dans les cinq prochaines années. Les experts de bpifrance ont réparti les dirigeants en trois attitudes face au numérique : les conquérants (10%), les apprentis (51%) et les sceptiques (38%).
La France au seizième rang européen
Dès lors, le risque est simple : nombre de PME risquent de ne même plus être sollicitées par leurs clients. Elles pourraient périr de « déréférencement », pour employer un mot qui a l'inconvénient d'être composé de six syllabes. Ce n'est pas qu'une hypothèse. Un géant industriel français équipe actuellement toutes ses chaînes de production de capteurs et de dispositifs de contrôle pour assurer une traçabilité totale de ses produits. Pour que le système soit efficace, il doit être mis en oeuvre en amont. Du coup, la firme mène actuellement une enquête pour évaluer la maturité numérique de ses trois cents sous-traitants.
Les PME françaises ne sont, bien sûr, pas les seules à vivre cette révolution numérique. Mais elles souffrent de deux faiblesses spécifiques. D'abord, au risque de répéter une banalité, elles paient plus d'impôts et de cotisations que leurs rivales. Elles ont donc moins d'argent à investir, en particulier dans le numérique. Ensuite, leurs dirigeants sont en moyenne plus âgés que dans les autres pays. Ils sont donc, toujours en moyenne, plus éloignés de l'univers digital. Dans l'indice de l'économie numérique établi par la Commission européenne, la France est. au seizième rang, derrière les pays nordiques, la Lituanie, le Portugal. Elle occupe le même rang peu enviable dans la composante « intégration des technologies numériques par les entreprises ».
Le mobile passe mal dans le Gâtinais...
Le problème n'est pas seulement du côté des PME. « Appelez-moi sur le fixe à l'usine, le mobile ne fonctionne pas toujours très bien dans le Gâtinais », répond un industriel à qui on a envoyé un message. Un industriel heureux, car ladite usine est enfin équipée de la fibre depuis la semaine dernière, après trois ans d'attente où les élus locaux ont insisté auprès de l'opérateur télécoms pour faire relier d'abord les maisons des électeurs.
L'action devra donc aussi être publique. À vrai dire, le terrain est ici jalonné de rapports divers et variés, comme souvent en France. Le Conseil national du numérique a tiré la sonnette d'alarme il y a un an, mais les « connecteurs du numérique »qu'il proposait de créer n'ont apparemment pas envahi les PME. L'Institut Montaigne a publié en janvier un document sur les ETIdont les recommandations sur le digital seraient très utiles aux PME. Le cabinet de conseil BCG et le groupe de protection sociale Malakoff Médéric conseillent d'« éviter le désert de l'IA dans les TPE/PME ». Le fameux rapport Villani préconise sagement un « plan plus global de numérisation des PME, en grande partie porté par les régions, dont l'IA doit être un axe transverse ».
Il ne reste plus qu'à tout faire. Du côté des pouvoirs publics, bien sûr, mais aussi et surtout dans les PME, où cette bascule numérique devra bousculer le partage du pouvoir.